Avec les Cent vues célèbres d’Edo, dont fait partie ce paysage enneigé, Hiroshige est au sommet de son art. Dans cette série de gravures sur bois réalisée entre 1856 et 1858, l’artiste japonais emmène le spectateur à la découverte de la région d’Edo, l’actuelle Tokyo. Il parcourt les rues animées, pénètre dans les temples et les jardins, se promène dans les champs, fait partager les fêtes et les divertissements populaires.
A cette époque, Edo est déjà la capitale de l’archipel, et la plus grande ville du monde avec ses deux millions d’habitants. C’est là qu’Hiroshige naît, en 1797, dans une famille cultivée et relativement aisée appartenant à la petite aristocratie. Officier des pompiers, son père lui transmet cette charge. Il l’exerce pendant plus de vingt ans en parallèle à son activité d’artiste, pour des raisons financières.
La production de Hiroshige s’inscrit dans le mouvement de l’ukiyo-e, ces «images du monde flottant» dépeignant des sujets populaires. Il commence sa carrière avec des dessins d’acteurs et de belles femmes, toujours très demandés. Ce n’est qu’au début des années trente qu’il se consacre à l’estampe de paysage. Le triomphe des Trente-six du mont Fuji de son aîné Hokusai, dont fait partie la célébrissimeGrande vague de Kanagawa, n’est pas étranger à cette décision…
Le maître du paysage
La première série d’Hiroshige, de dix planches, a déjà comme sujet les lieux réputés d’Edo. Mais ce sont les Cinquante-trois étapes du Tokaido sur la route côtière reliant Edo à Kyoto, publiés entre 1833 et 1835, qui propulsent véritablement l’artiste au rang de star. Il poursuit dès lors dans cette veine, réalisant des milliers d’estampes de sites pittoresques.
Quant aux Cent vues célèbres d’Edo, elles constituent la dernière grande œuvre du paysagiste japonais, qui meurt en 1858 du choléra. L’ensemble se compose en fait de 118 vues de 40 centimètres sur 27, groupées par saisons. Il comporte sept paysages enneigés, dont cette vue sur Le pont-tambour de Meguro et la colline du Couchant portant le numéro 111.
Grande sensibilité poétique
Si l’artiste respecte dans ses dessins la configuration des lieux, il tend à prendre quelques libertés artistiques. D’autant qu’il n’a pas vu tous les endroits représentés! Plutôt qu’une topographie exacte, Hokusai cherche à dépeindre les changements de temps et de saisons, et le sentiment que ces paysages inspire. Le tout avec une grande sensibilité poétique.
Cette série de la maturité rencontre un grand succès. Grâce à la grande qualité du tirage et la richesse des coloris, mais aussi par son imagination, ses audaces de composition et son attention particulière aux détails réalistes, qui donnent vie aux gravures. Comme beaucoup de ces vues de sites célèbres, elle s’écoule à pas moins de vingt mille exemplaires.
Hiroshige, l’impressionniste
Il faut dire que ces estampes produites en grande série sont vendues à prix modiques, l’équivalent d’un bol de riz. Et qu’à cette époque, la prospérité économique permet à la classe moyenne de voyager à l’intérieur du pays, notamment pour se rendre sur les lieux de culte du shintoïsme et du bouddhisme. Les gravures constituent un souvenir des sites visités. Un peu comme des cartes postales!
La popularité d’Hiroshige et celle d’Hokusai s’étendent jusqu’en Europe. Depuis l’ouverture forcée du Japon à l’Occident en 1854, les œuvres d’art nippones font les délices des marchands et des artistes européens. En particulier les impressionnistes et postimpressionnistes français. Monet, Degas et Van Gogh s’inspirent des motifs, des principes de composition et de la simplification des formes présents dans les estampes japonaises. Pissarro affirme même que «Hiroshige est un merveilleux impressionniste»…
Un pont en forme de tambour
Mentionné dans le titre, ce pont-tambour constituait une curiosité pour les voyageurs. Pour sa forme arquée, bien plus rare au Japon qu’en Chine, et encore plus pour sa construction en pierre et non en bois, dans une ville sujette aux tremblements de terre. Celui-ci ne semble pas avoir souffert du violent séisme ayant frappé Edo une année auparavant… Le nom de «pont-tambour» vient de la forme que constitue l’ouvrage lorsqu’il se reflète dans l’eau. En 1919, celui-ci fut remplacé par une structure en fer plate.
Hiroshige utilise à diverses reprises le motif du pont dans la série des Cent vues célèbres d’Edo. Notamment dans les célèbres estampes Averse sur le pont Shin-Ohashi à Atakeretranscrite par Vincent Van Gogh, et À l’intérieur du sanctuaire Kameido Tenjin qui a inspiré à Claude Monet le pont japonais construit dans son jardin à Giverny. Sa forme arrondie offre un contrepoint aux verticales, horizontales et obliques composant l’image.
La route qui passe sur le pont constitue la principale voie d’accès au célèbre temple de Meguro dédié à Fudo Myoo, l’un des cinq grands dieux protecteurs du bouddhisme ésotérique. Il s’agit d’un des rares sanctuaires célèbres que l’artiste ne représente pas dans la série. Au-dessus se trouve la colline du Couchant citée dans le titre, d’où on jouit d’une vue magnifique sur la vallée. Elle avait jadis été réputée pour ses érables, dont le flamboiement en automne lui avait valu son nom, mais qui avaient déjà disparu à l’époque de cette gravure.
Dans la marge, en bas à gauche, on remarque les cachets de la censure. Toutes les publications devaient se conformer à la politique de limitation du luxe, en n’utilisant pas plus de huit couleurs. Et bien sûr, ne pas contenir de matériel politiquement sensible ou constituant une atteinte aux mœurs.
Évocation d’une maison de thé
Dans ce toit gris, les contemporains de Hiroshige reconnaissent la Shogatsuya, maison de thé dont la spécialité était le shiruko-mochi, une soupe de pâte douce de soja. Cette façon de couper des éléments avec les bords de l’image est particulièrement développée par Hiroshige dans cette série. Plusieurs estampes comportent une mise en page inédite, où des motifs vus en très gros premier plan servent de cadre à une vue lointaine. Une manière de capter l’attention du spectateur et de guider son regard vers l’arrière-plan.
Tout comme l’ensemble des éléments de la gravure, toit et figures sont représentés de manière simplifiée. Un trait noir cerne les formes et les couleurs sont en aplats, c’est-à-dire uniformes. Ce type de figuration frappa beaucoup les artistes européens, habitués à rendre le volume avec force clair-obscur et modelé.
Les teintes atténuées des habits des personnages s’accordent à la tonalité générale de l’œuvre. Seuls le bleu du fleuve et le rouge des cartouches, qui contiennent le titre de la gravure, les noms de la série et de l’auteur, ponctuent de couleurs vives la grisaille de ce jour de neige. Les rectangles soulignent le format vertical de l’estampe, qu’Hiroshige privilégie à la fin de sa carrière. Une nouveauté pour les paysages gravés, mais qui s’inscrit dans la tradition du rouleau suspendu en peinture asiatique.
Les silhouettes courbées des passants, entre lesquels aucun dialogue ne s’instaure, accentuent la mélancolie de la scène. Il y a un effet d’isolement, de solitude. Les visages ne sont pas visibles, chaque voyageur se protégeant avec un parapluie ou un chapeau, et même une cape en paille pour le personnage tout à gauche. Couverts de neige, comme les composants du décor, les hommes s’intègrent parfaitement dans leur environnement.
Un ciel tout en dégradé
Les flocons légers sur le ciel gris, l’absence d’oiseaux, l’accumulation de neige sur les arbres donnent une impression de quiétude et de silence.
Le blanc est obtenu par réserve, c’est-à-dire en laissant le papier visible. Quant au subtil dégradé allant du bleu-gris au noir, il dépend entièrement des talents de l’imprimeur. Celui-ci dispose d’une planche de bois gravé par couleur, et imprime tout à la main, sans recourir à une presse.
Ce type d’effet d’encrage, qui rapproche l’estampe de la peinture, permet notamment de traduire la profondeur. Mais les dégradés pâtissent souvent des réimpressions de gravures, de qualité inférieure aux originales…
Le bleu profond du fleuve
Le bleu vif de la rivière Meguro-gawa contraste avec la blancheur de la neige ombrée de gris, et donne à l’ensemble un aspect glacial. Son dégradé révèle toutes les nuances du bleu de Prusse, couleur artificielle venue d’Occident. Son utilisation abondante valut à l’artiste le surnom d’Hiroshige le bleu.
Le cours d’eau assure la liaison entre l’avant-plan, avec ses différents personnages, et l’espace profond de l’arrière-plan, où ne subsiste aucune trace de présence humaine.
Le zigzag du fleuve, les lignes diagonales de la colline, des arbres et des toits ainsi que la vue de biais du pont donnent à l’image un dynamisme qui contraste avec la tranquille immobilité de ce paysage enneigé. (TDG)
(Créé: 05.01.2016, 20h31)
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