Condamnées ou appréciées, les sculptures érotiques de Khajuraho n'ont pas toujours été bien comprises. Leur caractère sacré, autant que leur dimension artistique, révèle pourtant une culture particulièrement riche.
Lorsqu’en 1838, l’ingénieur britannique T. S. Burt découvre les temples de Khajuraho, enfouis sous une végétation luxuriante, il ne peut cacher sa surprise et sa réprobation. Dans son journal, il signale « quelques sculptures extrêmement indécentes et choquantes que j’ai été horrifié de trouver dans les temples ». L’exhibition impudique d’amours débridées sur les parois d’un édifice sacré avait en effet de quoi déconcerter un homme du XIXe siècle, anglais qui plus est. Aujourd’hui, si le regard porté sur ces reliefs par des touristes venus du monde entier a versé dans la complaisance, le malentendu n’a pas forcément été levé sur la signification réelle de ces acrobaties sexuelles.
Des scènes érotiques dans un temple
L’histoire de ce site spectaculaire est en revanche bien attestée. Située dans l’État du Madhya Pradesh, la région du Bundelkhand est dominée à partir de la moitié du Xe siècle par une dynastie locale, les Chandela, dont le pouvoir ne cèdera qu’au début du XIIe siècle sous la pression musulmane. Les temples que ces souverains ont bâtis à Khajuraho, Lalanjara et Mahoba restent parmi les plus beaux de l’Inde médiévale. À Khajuraho, pas moins de 85 temples ont été érigés, dont 22 seulement subsistent. Qu’ils soient hindous ou jaïns, la plupart étaient conçus selon un schéma identique : sur un puissant soubassement s’élève le corps de bâtiment, le jangha, richement sculpté et surmonté de dômes, les sikharas.
Le décor sculpté est organisé en bandes superposées, rythmées par des redans. Exubérants, ces bas-reliefs envahissent littéralement les surfaces, une surcharge ornementale que l’on qualifierait volontiers de baroque. Les figures s’y ébattent dans des poses chantournées, dont l’artificialité même exhale la trouble sensualité. Caractéristique aussi du style de Khajuraho, le visage à l’ovale arrondi avec ses yeux allongés à demi-fermés et ses sourcils en relief. Le corps à demi-nu, mais couvert de bijoux, les personnages exhibent des formes épanouies et lascives. Et le fort relief rend hommage à l’opulence des poitrines et à la générosité des hanches. Il n’est pas difficile de percevoir ici les échos lointains, mais exacerbés, du style gupta (IVe -VIe siècles).
Cependant, comme l’atteste le nombre de sculptures, il s’agit d’une production de masse mise en œuvre par des armées d’artisans. Compositions répétitives et figures stéréotypées n’altèrent pas néanmoins la sensualité de l’œuvre, exaltée par la blondeur du grès soigneusement poli. À l’instar des bandes dessinées, ces frises sculptées racontent-elles une histoire ? Pas vraiment, si l’on en juge par l’extrême diversité des scènes représentées. S’y télescopent des défilés royaux et des scènes mythologiques évoquant la geste des Chandela, des frises animales et des parades de Çiva dansant ou jouant de la musique, des nymphes célestes et courtisanes sacrées… Mais ce qui focalise l’attention, ce sont les mithuna, ces couples d’amants saisis dans les diverses positions de l’amour.
En Inde, Dieu fait l’amour
Si l’on peine à dégager une cohérence narrative de ce maelström, l’existence d’un discours articulant les dimensions plurielles de ces décors n’en est pas moins indéniable et permet d’éclairer la présence de scènes érotiques sur un lieu cultuel. « En Occident Dieu est amour, en Inde, Dieu fait l’amour », résume en une formule saisissante l’indianiste Michel Angot. Et ce n’est pas un hasard si les fameux livres du Kama Sutra ont été rédigés dans la langue sacrée, le sanskrit. Datant du IVe siècle, ce manuel de l’amour livre une description extrêmement minutieuse de la vie amoureuse conjugale et extra-conjugale, y compris dans sa dimension sociale, le mariage. Cet ouvrage séminal « illustre cette tendance profonde en Inde de transformer l’acte d’amour en un rite où les protagonistes ne sont pas seulement livrés à la passion mais principalement au savoir, souligne Michel Angot ; faire en sorte que l’amour soit en lui-même une œuvre d’art en somme. Dès lors la pertinence de l’opposition sacré/profane s’efface. »
Féconder l’univers
La plupart des scènes érotiques sculptées sur les temples de Khajuraho trouvent leur source dans le Kama Sutra. Image de l’harmonie de l’univers, la sexualité constitue le moteur de sa reproduction. Dans le Kandariya, sans doute le plus beau temple du site, elles prennent place dans une cosmogonie ordonnée autour de Çiva. Considéré comme le Créateur par ses sectateurs, il est l’un des trois principaux dieux de la religion hindouiste avec Vishnu et Brahma. « Moteur du monde sensible, il est l’Amour dans ce que ce concept a de créateur et de destructeur à la fois, écrit l’indianiste Louis Frédéric. C’est pourquoi il est symbolisé par le lingamou organe sexuel masculin représenté en érection et sortant (ou entrant) dans une yoni ou organe sexuel féminin. »
Autant qu’une célébration de la vie sensuelle, les images érotiques de Khajuraho cherchent peut-être à provoquer le désir divin en vue de féconder l’univers et d’assurer sa reproduction. On retrouve dans l’iconographie de Vishnu une même imbrication des dimensions humaines et cosmiques de la création. Au Lakshmana, dédié à son principe féminin Lakshmi,les couples s’adonnent aux choses de l’amour avec une ferveur qu’on ne trouve guère que dans la prière.
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