Pour vous accompagner durant cette période de confinement, Connaissance des Arts vous offre l'intégralité du contenu de son magazine de mai en version numérique. Aujourd'hui, plongez dans notre musée imaginaire, du musée des Beaux-Arts de Lyon à la Tate Gallery de Londres, voici un choix très subjectif de tableaux des grands maîtres de la Renaissance jusqu’au milieu du XXe siècle.
Alors que tous les musées du monde ont fermé leurs portes, il est agréable de se souvenir de leurs collections permanentes, de se rappeler les chefs-d’œuvre qui nous ont marqués, de reconstituer dans sa tête la sélection des toiles que l’on préfère. Grâce (mais il vaudrait mieux dire à cause) au confinement lié au Covid-19, j’ai ressassé mes coups de cœur, les tableaux vers lesquels je me dirige systématiquement lorsque je reviens dans un musée des beaux-arts, à Paris, en régions ou à l’étranger. Car vous avez tous, j’en suis sûr, fait comme moi l’expérience des retrouvailles.
Le musée idéal de Connaissance des Arts
Il est doux de retourner sur les lieux de nos émotions artistiques, de vérifier si le choc devant une toile est durable, si la première impression face à une œuvre d’art est toujours la même ou si elle évolue avec le temps. Il était cependant impossible de tout mettre dans ce musée imaginaire. J’ai donc volontairement laissé de côté certains genres comme le paysage ou la nature morte, même si parfois ceux-ci apparaissent dans des portraits, des scènes religieuses ou mythologiques. Je me suis volontairement cantonné à la peinture, abandonnant à regret les séductions de la troisième dimension. Pas de sculpture, donc. Pas de photographie, de dessin ou d’objets d’art. Pas d’œuvres montrées récemment. C’est pourquoi, dans ma sélection, vous ne trouverez pas de Van Eyck, de Caravage, de Vermeer, de Greco. Vous ne verrez pas Le Bar aux Folies-Bergère de Manet, présenté l’an dernier à la Fondation Louis Vuitton, ni le Triptyque marocain de Matisse, qui sera exposé dans ce même lieu en octobre prochain avec la collection Morosov.
Subjectivité et sensibilité
Les maîtres mots de cette sélection de douze œuvres sont la subjectivité et la sensibilité. L’exhaustivité n’est pas de mise car comment montrer, en trois tableaux, ne serait-ce que le XXe siècle ? Mais le jeu en vaut la chandelle car il fait ressurgir quantité de souvenirs, permet de s’interroger sur les raisons profondes de nos choix, d’éliminer telle œuvre soi-disant incontournable (Les Demoiselles d’Avignon ou Guernica de Picasso, par exemple) au profit d’une autre qui vous émeut par d’autres aspects (Le Charnier de Picasso). Essayez de votre côté. À la maison, seul ou en famille. Par écrit ou sur les réseaux sociaux. Envoyez-nous votre sélection en justifiant vos choix. Ceux-ci, comme les miens, nous permettront de comprendre pourquoi nous aimons tant la peinture.
La Vierge de l’Annonciation d’Antonello da Messine
Caché au sein du Palazzo Abatellis de Palerme, cet inoubliable buste de la Vierge intrigue par sa douceur, sa retenue et sa simplicité. Peint sur bois vers 1475, il s’agit d’un chef-d’œuvre de cet artiste de la Première Renaissance, influencé par les Flamands Jan Van Eyck et Petrus Christus pour la précision des détails et par les peintres florentins pour la traduction en peinture de la perspective. Ici, Antonello da Messine opte pour un fond abstrait noir, cerne l’ovale du visage de la Vierge d’un drapé bleu aux plis cassés, impressionne par sa capacité à donner de la profondeur à son panneau en peignant cette main vue par en dessous, éclairée latéralement et redoublant l’oblique du lutrin. Une leçon de géométrie.
La Vierge au long cou de Parmigianino
Soixante ans plus tard, vers 1535, Parmesan peint cette huile sur bois très étrange. Commandée par une riche collectionneuse pour sa chapelle dans l’église Santa Maria dei Servi de Parme, elle représente une Vierge à l’Enfant entourée de six anges entassés à gauche et d’un minuscule saint Jérôme à droite. L’étrangeté de l’œuvre vient de ces différences de proportions, de ces pleins et ces vides, de cette perspective ne débouchant que sur une seule colonne. Le plus inquiétant vient de la silhouette de cette Vierge amphore, à la tête minuscule, aux hanches larges et aux pieds pointus. Comme le corps de Jésus, ses doigts sont effilés, étirés à l’extrême. Elle flotte, mystérieuse, dans cet espace artificiel. Nous sommes dans l’art pour l’art de la période maniériste, loin des canons classiques et de la tradition.
La Lucrèce de Guido Cagnacci
C’est au musée des Beaux-Arts de Lyon qu’il faut se rendre si l’on veut contempler cette merveille de sensualité. Son auteur, Guido Cagnacci, était encore, il y a peu, complètement oublié. Tout comme Vermeer, redécouvert par le journaliste français Théophile Thoré-Burger au XIXe siècle, Cagnacci a été remis en lumière au milieu des années 1950 par des historiens d’art passionnés par ses tableaux de demi-figures représentant des héroïnes de l’histoire antique ou de la mythologie. De la célèbre Cléopâtre à l’injustement délaissée sainte Mustiole, Cagnacci saisit leurs corps dénudés, leurs chairs nacrées, dans une lumière enveloppante. En se donnant la mort d’un coup de poignard après avoir été violée par le fils du roi Tarquin, la belle Lucrèce devient un exemple à suivre car elle ne veut pas survivre au déshonneur.
L’Enlèvement des filles de Leucippe de Rubens
Un beau tableau, c’est un jeu de lignes et de couleurs, un sujet et la manière de le représenter. Dans le cas de cette monumentale toile de Rubens, conservée à la Alte Pinakothek de Munich, tout l’intérêt provient du savant et précaire équilibre voulu par le peintre flamand du XVIIe siècle. Pour saisir le mouvement désordonné des jumeaux Castor et Pollux en train d’enlever les filles de Leucippe, Rubens joue avec des arcs de cercles qui se croisent, comme celui formé par le bras du cavalier, qui se poursuit avec la cuisse de l’une des belles et le dos de l’autre. Celle-ci se cambre et crée une autre courbe dans le sens opposé. Ce génial tourbillon de formes, évoquant l’enlèvement des mortels par les dieux, cache en fait un sujet plus sérieux. Sous les nudités un peu grasses et l’attirail guerrier, il faut savoir décrypter la difficile ascension de l’âme vers le ciel.
L’Autoportrait de Nicolas Poussin
Voici, bien sûr, l’un des chefs-d’œuvre du Louvre, mais cet autoportrait du peintre Nicolas Poussin âgé de 56 ans est d’abord un portrait sans concession. C’est son mécène, Paul Fréart de Chatelou, qui l’a commandé car il souhaitait garder avec lui les traits de son ami. Sur ce tableau, on voit le peintre recueilli, réfléchi, presque inquiet. Rien d’ostentatoire dans la représentation de ce « prince de l’Académie de Rome, peintre ordinaire du roi », comme il l’a mentionné dans un premier autoportrait. Pas de palette, pas de stylet de dessinateur, pas de chevalet. L’artiste vient de se retourner, il pose de trois quarts et regarde le spectateur dans les yeux, d’égal à égal. Ce pourrait être une méditation sur la force de la peinture, sur sa capacité à égaler voire à dépasser le réel. Poussin, peintre-philosophe, nous invite à considérer la peinture comme point de départ de la réflexion.
Le Retour du fils prodigue de Rembrandt
Comme Le Massacre des Innocents de Poussin (musée Condé de Chantilly), La Famille de saltimbanques de Picasso (National Gallery de Washington) ou La Joie de vivre de Matisse (Barnes Foundation, Philadelphie), il est des chefs-d’œuvre qui ne circulent jamais. C’est le cas de cette grande toile de Rembrandt conservée à Saint-Pétersbourg. Il faut donc se rendre en Russie si l’on veut, comme moi, tomber en arrêt devant cette scène où un vieillard aveugle, qui attend son fils depuis des années, reconnaît cet enfant prodigue en palpant ses épaules. L’œuvre n’est qu’un camaïeu de couleurs chaudes, jaunes, rouges, bruns surpris par des coups de lumière. Dans cette atmosphère fuligineuse, Rembrandt peint une scène éminemment humaine, rappelant les souffrances, le pardon et la grandeur d’âme.
Portrait d’Antoine-Laurent Lavoisier et de sa femme de David
Toutes les fois que mes pas m’ont conduit au Metropolitan Museum de New York, je suis allé revoir ce double portrait peint par le peintre néoclassique Jacques-Louis David. Non pas pour la robe en mousseline blanche, la ceinture de tissu bleu et la perruque poudrée de Marie Anne Pierrette Paulze, la commanditaire du tableau et épouse du chimiste Antoine Lavoisier, qu’elle relègue au second plan, mais pour les instruments scientifiques posés sur la table et pour le ballon de verre au premier plan à droite. Baromètre, gazomètre et cuve à eau montrent la dextérité de David à traduire en image les instruments ayant permis à Lavoisier ses études sur les gaz et l’eau. Moins subtile que celles de Chardin, mais avec plus d’impact visuel, cette nature morte rappelle le rôle primordial de la science au Siècle des Lumières. Quand un genre (la nature morte) l’emporte sur le sujet principal (le portrait).
La Coiffure d’Edgar Degas
La National Gallery de Londres a été conçue dès sa création en 1824 comme un musée de chefs-d’œuvre. Contrairement au Louvre, elle ne cherchait pas l’universalité, mais optait pour l’excellence dans la qualité de ses tableaux. Dans le département Impressionnistes et postimpressionnistes, il y a quantité de toiles importantes, des Tournesols de Van Gogh aux Parapluies de Renoir, capables de rivaliser avec celles de la Courtauld Gallery voisine. Cependant, c’est une huile sur toile inachevée que j’ai décidé de garder. Comme dans de nombreuses variantes, Degas représente une femme de chambre peignant les longs cheveux de sa maîtresse. Ici, tout est rouge-orangé : les murs de l’alcôve, le rideau, le déshabillé de la femme, ses cheveux et même ceux de la coiffeuse. Un monochrome rompu seulement par le blanc de la table au premier plan et celui du tablier de la servante. À cette présence entêtante du rouge vient s’ajouter la diagonale dynamique constituée par les deux protagonistes en état de tension, l’une retenant sa chevelure, l’autre tirant sur son peigne dans le sens opposé. On sent une énergie palpable, quasi électrique. Rien d’étonnant à ce qu’Henri Matisse, l’auteur en 1911 de L’Atelier rouge (autre pépite, mais conservée au MoMA de New York), ait été le propriétaire de ce tableau.
Nocturne en bleu et or de Whistler
Aux stridences vermillon de Degas peut répondre le doux poudroiement bleu et or de cette toile de James McNeill Whistler. Cette toile très verticale représente l’ancien pont en bois de Battersea, à Londres. On songe aussitôt à une estampe japonaise avec cette barque qui glisse au premier plan, la brume qui envahit les bords de la Tamise et la courbe qui rappelle celle du pont de Kyobashi, décrit par Hiroshige. Cette vue nocturne, agitée par les éclats dorés d’un feu d’artifice à l’arrière-plan, a quelque chose de musical, entre Debussy et Satie. Et ce n’est pas le titre choisi par l’auteur, Nocturne en bleu et or, comme pour une partition musicale, qui dira le contraire.
Les Poissons rouges de Matisse et Le Charnier de Pablo Picasso
Impossible, pour le XXe siècle, de ne pas évoquer l’éternel duo Matisse et Picasso. Deux facettes de la modernité. L’une, tout en rondeur et en couleurs, avec ces Poissons rouges ayant appartenu à l’industriel russe Sergueï Chtchoukine. L’autre, en noir et blanc et hérissée d’aspérités, avec Le Charnier rappelant les horreurs de la Seconde Guerre mondiale et les camps d’extermination nazis. Cependant, rien ne sert d’opposer le chef de file des Fauves et l’inventeur du cubisme (avec Georges Braque) car tous les deux se côtoyaient et s’échangeaient des tableaux. En 2002, au Grand Palais, une exposition mémorable avait confronté les deux artistes. L’occasion de rappeler la phrase de Picasso à Matisse : « Moi, j’ai le dessin et je cherche la couleur. Vous, vous avez la couleur et cherchez le dessin ».
Rouge, blanc et brun de Mark Rothko
Comment terminer ce tour de six siècles de peinture en douze tableaux sans laisser la place finale à l’Américain Mark Rothko ? Tout son œuvre est chef-d’œuvre. Pour ceux qui n’ont jamais vu la chapelle de la famille Ménil à Houston et ses grandes toiles violettes, voici la prochaine expédition artistique à mettre à votre agenda après la crise sanitaire que nous connaissons. Si le Texas est trop loin, envisagez un week-end à Bâle où, près des toiles cubistes données par le banquier Raoul La Roche au Kunstmuseum dans les années 1950, trônent les rectangles rouge orangé, brun et blanc de Rothko. Tout en subtilité, la peinture est posée sans gestes violents, sans effets expressifs, sans recherche de profondeur. Les surfaces s’enchaînent en douceur les unes aux autres, certaines limites un peu floues sont soulignées par la réapparition d’une couche de couleur sous-jacente plus intense. Peindre, pour Rothko, c’est traduire la transcendance ou le néant. Laissons-nous saisir enfin par cet enveloppement spirituel.
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