En commandant au metteur en scène Leo Muscato une Carmen iconoclaste, le teatro del Maggio Musicale de Florence savait qu’il ferait polémique : le cahier des charges était provocateur puisqu’il s’agissait rien moins qu’inverser la fin de l’intrigue et faire assassiner Don....
Pour l’opéra toscan, il s’agit de prendre en compte la question de la violence faite aux femmes. Quitte à en passer par cette modification substantielle du répertoire. Car changer la fin de l’histoire revient à bouleverser en profondeur le livret signé Henri Meilhac et Ludovic Halévy, qui livrèrent à Bizet leur adaptation d’une nouvelle de Prosper Mérimée en 1870. Certes, le livret, comme la partition de l’opéra, sont tombés dans le domaine public de longue date : en France, le délai est de 70 ans après la mort de l’auteur (contre 50, par exemple, au Québec). Pourtant, ce n’est pas parce que Georges Bizet est mort en 1875 qu’on peut faire ce qu’on veut de son opéra le plus célèbre (comme des autres, d’ailleurs).
En effet, l’adaptation d’une oeuvre pose moins le problème des droits d’auteur (qui touche les dividendes sur l’exploitation d’une oeuvre) que la question du droit moral : jusqu’où a-t-on le droit d’aller avec l’opéra qu’il nous a légué ? Dans les faits, ce droit moral, qui doit garantir qu’on respecte bien la volonté de l’auteur, entre en conflit avec un autre principe de droit : la liberté de création artistique, corollaire de la liberté d’expression.
C’est la tension entre ces deux pierres angulaires du droit, et la façon dont les tribunaux tranchent le cas échéant, qui explique que certaines adaptations soient interdites… et d’autres, non.
Pour Emmanuel Pierrat, avocat spécialiste de la propriété intellectuelle et des questions artistiques, le droit moral existe dans la quasi totalité des pays du monde, qui ont en fait calqué leur législation sur la tradition juridique française. Seuls les Etats-Unis y dérogent, il n’y a pas de droit moral outre-Atlantique. Cette tradition française est ancienne : c’est un très vieux principe du droit français, puisque le droit moral trouve ses origines au XVIIIe siècle. Mais il dépend de la démonstration que feront devant les tribunaux ceux qui l’invoquent. Explications en quelques cas pratiques.
1 -Peut-on faire faire n’importe quoi aux personnages ?
Les transgressions sont souvent sexuelles (mais pas toujours). En 2012, une mise en scène de La Traviata de Verdi faisait polémique à La Monnaie de Bruxelles : la metteure en scène allemande Andrea Breth souhaitait déployer une réflexion sur les classes dirigeantes et l'hypocrisie sociale contemporaine à travers le livret originel, signé Francesco Maria Piave. Le scandale arrive à l'acte III : la présence d'une enfant entre les mains d'un homme bien plus âgé qu'elle, en pleine scène d'orgie, choque.
Une polonaise finale dansée par des cow-boys à moitié nus pour l'opéra Eugène Onéguine, de Tchaïkovski ? C'est la variante que tricotera le metteur en scène Krzysztof Warlikowski en 2007 au Bayerische Staatsoper de Munich à partir du livret Eugène Onéguine. Un livret qui nous vient de la main même du compositeur de l'opéra, dont Warlikowski revendiquera de réinterpréter l'oeuvre à l'aune de l'homosexualité du compositeur russe. Le résultat ? Un Eugène Onéguine, dandy de Saint-Pétersbourg, prenant en duel son ami, le jeune poète Lensky... dans un lit.
Sacrilège ? Si rien ne permet de prouver que l’auteur a explicitement écrit qu’il était hostile à une adaptation de l’intrigue, le droit moral ne peut pas être invoqué pour interdire une adaptation ultérieure de son oeuvre. Il revient donc à l’avocat des ayants droit de montrer que l’auteur a laissé des traces montrant qu’il était défavorable. En aucun cas, le tribunal pourra arguer uniquement des "bonnes mœurs" et prêter un refus flou à l'auteur pour faire interdire la pièce. Il faut une trace sans ambiguïté, qu'elle soit publique ou pas.
Ce sera le cas, par exemple, de Victor Hugo qui s'était démarqué d’Alexandre Dumas, son contemporain et ami : alors que Dumas multipliait les suites à ses œuvres, Hugo avait clairement signifié qu'il désapprouvait le procédé. Dans la préface à Notre Dame de Paris, Victor Hugo réclame :
Ni greffon ni soudure.
Devant le juge, Emmanuel Pierrat se saisira (avec succès) de cette préface lorsque les héritiers de Victor Hugo le solliciteront pour faire interdire une suite aux Misérables à laquelle travaillait Plon, il y a quelques années. Si Tchaïkovsky était notoirement connu pour son homophobie, ou si Verdi avait laissé des écrits permettant de sécuriser l'interprétation de son oeuvre, un avocat aurait pu demander à faire interdire ces versions données à Münich ou à Bruxelles. En droit, le ministère public pourrait même prendre l'initiative d'une procédure devant les tribunaux. Mais dans les faits, il est plus fréquent que les procureurs s'en dispensent.
En 2015, la cour d'Appel de Paris avait condamné au nom du droit moral la version du Dialogue des Carmélites, de Francis Poulenc, sur un texte de Georges Bernanos, pour avoir modifié substantiellement l'intrigue. Sous l'oeil du metteur en scène Dmitri Tcherniakov, en 2010 à l'opéra de Bavière, Blanche sauvait les carmélites pour ensuite, se suicider. Sans que Bernanos ou Poulenc n’y aient songé. Une "contradiction totale avec l’espérance, composante cardinale du christianisme", ont alors plaidé les ayants droit. Deux ans plus tard, en juin 2017, La Cour de cassation autorisera finalement cette version du Dialogue des carmélites, arguant que la décision de la cour d'appel violait la liberté de création. Une décision complexe, comme le rappelait alors Telerama :
Dans son arrêt du 22 juin, la Cour de cassation considère d’abord qu’en reconnaissant que "la mise en scène litigieuse ne modifiait ni les dialogues, absents dans cette partie des œuvres préexistantes, ni la musique", et en concluant néanmoins que "loin d’être l’expression d’une interprétation des œuvres des auteurs, elle en modifie la signification et en dénature l’esprit", la cour d’appel de Paris "n’a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations et a violé l’article sus-visé [l'article L.113-4 du code de la propriété intellectuelle, NDLR]".
2 - Peut-on transformer un opéra en une ode hitlérienne ?
2015, un scandale secouera le festival d'Aix-en-Provence. Le metteur en scène autrichien, Martin Kusej, imaginera un Enlèvement au Sérail transposé à l'époque du terrorisme de Daech. Le sérail est devenu un camp djihadiste. Sans censurer totalement l'oeuvre, la direction du festival d'art lyrique contraint le metteur en scène à supprimer deux images, celle d'une décapitation, et celle d'un drapeau de Daech. Et exprime sa désapprobation par la voix de son directeur, Bernard Foccroulle :
Je ne pense pas que l'on puisse aujourd'hui utiliser l'opéra de Mozart pour un message qui est exactement l'inverse de ce que Mozart a voulu dire c'est-à-dire que même dans la civilisation opposée, il y a en fait la même humanité partagée.
Mozart djihadiste et Wagner... nazi ? C'est une tarte à la crème, que le metteur en scène Bukhard Kosminski a visiblement prise au pied de la lettre en 2013, à l'opéra de Düsseldorf. Le public, bouleversé, découvrira à la première du Tannhäuser de Bukhard Kosminski une mise en scène brutale : l'intrigue est transposée dans les années 1940. Les personnages du livret écrit par Wagner lui-même, deviennent des bourreaux SS, ou leurs victimes. Rien n'est épargné aux spectateurs : des chanteurs asphyxiés d'un gaz blanc, jusqu'aux croix gammées, en passant par l’exécution d'une famille juive. La première de cette mise en scène sera aussi la dernière. Le metteur en scène refusant d'amender sa création, l'opéra est transformé de force en version concert, et la mise en scène supprimée, tandis que l'opéra de Düsseldorf tente de se justifier sur son site au lendemain du scandale :
C'est avec la plus grande stupeur que nous constatons que certaines scènes, en particulier les scènes très réalistes d'exécution, ont provoqué chez de nombreux spectateurs une réaction visiblement trop importante sur le plan tant physique que psychique, qui les a conduit à consulter un médecin.
Après cette version SS du Tannhaüser, aucune plainte ne sera déposée en Allemagne et les représentants de la communauté juive, tout en déplorant le "mauvais goût" de Kosminski n'exigeront pas son interdiction. S'ils l'avaient fait, l'avocat de l'opéra de Düsseldorf aurait eu à prouver que, bien que d'un antisémitisme notoire, Richard Wagner n'avait finalement rien à voir avec l'Holocauste. Une ligne de crête qui correspond à ce que Me Pierrat décrit lorsqu'il explique que le tribunal, dans ces affaires de droit moral, doit vraiment faire "de la dentelle".
Qui n’a dit mot consent, certes, mais tout est souvent question d'interprétation fine en la matière. Le même Hugo, par exemple, n’avait rien dit de l’hypothèse, tout à fait anachronique, de l’adaptation de Notre-Dame de Paris sous forme de dessin animé. Ça donnera Le Bossu de Notre-Dame par Disney, mais Emmanuel Pierrat et Pierre Hugo, l’héritier, obligeront les studios Disney à indiquer dans le générique qu’il s’agit d’une adaptation libre et qu’une oeuvre de Victor Hugo préexistait par ailleurs.
En revanche, les mêmes n’ont pas fait interdire les comédies musicales inspirées de l’oeuvre de Hugo : l’écrivain, dans les traces qu’il a laissées, montre un goût pour l’opéra comique, à son époque. Et Me Pierrat a considéré qu’on pouvait estimer que la comédie musicale était au XXIe siècle ce que l’opéra comique était au XIXe.
3 - Peut-on mettre tout le monde à poil (quand aucune didascalie ne le suggère) ?
Des colonnes surmontées de phallus géants en guise de décor, et un Hercule viril à poil le temps d'une scène. Cette mise en scène de l'opéra de Vivaldi par John Pascoe, en 2006, a marqué les esprits. A la décharge de Pascoe, rappelons que lors de sa création à Rome, cet opéra ne fut joué que par des hommes, et des castrats pour les rôles féminins : la loi pontificale interdisait la présence de femmes sur les planches.
Un hardeur qui traverse la scène, entièrement nu, pour évoquer la luxure du Venusberg, cette montagne mythique où Vénus retient captif le chevalier Tannhäuser ? C'était sous la houlette d'Olivier Py, à Genève en 2005. Sept ans plus tard, le metteur en scène sera à nouveau hué au lever de rideau pour la Première de sa Carmen, de Bizet, à Lyon. La Revue du spectacle titrera : "Les (belles) cuisses de Carmen à l'opéra de Lyon" :
La Carmen vue par Olivier Py est donc meneuse de revue ultra sexy - en tenue d'Ève ou en culotte soutien-gorge rouge vif la plupart du temps - d'un cabaret miteux situé dans un faubourg dangereux.
La question du droit moral ne concerne pas seulement son adaptation plus ou moins fidèle mais aussi sa labellisation ou le contexte dans laquelle une oeuvre est accueillie. Par exemple, un roman gentiment libertin ne peut être republié dans une collection explicitement porno sans risquer de porter atteinte au droit moral de l'auteur. Mais il reviendra alors aux ayants droit, et surtout à leur avocat qui mène alors l'enquête, de prouver qu'il tenait à son label libertin et réprouvait, par exemple, le porno. L'enquête en question peut aller jusqu'à exhumer la correspondance privée de l'artiste, fouiller dans les notes retrouvées au fond d'un tiroir d'une maison familiale.
4. Peut-on passer à la trappe les passages les plus pénibles ?
Il est rarissime que le Ring de Wagner soit donné dans son intégralité. En proposant une saison, un opéra cherche aussi à faire le plein et les représentations à rallonge sont réputées faire fuir le public. Aux Bouffes du Nord, Peter Brook donnera une Flûte enchantée d'1 heure 15... au lieu des 2 h 30, voire 3 heures habituelles. "Une version resserrée", dit-on pudiquement ? Un écrémage pour gagner en efficacité quitte à y perdre l'esprit originel, contestent plutôt certains puristes.
Dans "Tête à tête", au micro de Frédéric Taddéï, le 16 juin 2013, Peter Brook revenait sur son travail sur Mozart, à l'occasion du retour de "sa" Flûte enchantéeaux Bouffes du Nord, à Paris.
Mais cette Flûte enchantée était ce qui était sous-jacent parce que Mozart, comme tous les compositeurs, était prisonnier des conventions de l’époque. C’est exactement comme aujourd’hui : un metteur en scène, à Hollywood, est obligé, avant de commencer, d’accepter toutes les règles du jeu données par le box office, les producteurs etc.
J’ai vu avec Bizet [dont Brook donnera Carmen en 1981, NDLR] et c’était passionnant, que Bizet a eu un moment de pif, d’inspiration, quand il a lu cette nouvelle de Mérimée, cette petite histoire extraordinairement forte en quelques pages. Ça a touché quelque chose en Bizet qui a senti, sans pouvoir l’exprimer, que ça pourrait être un opéra. Ensuite, consciemment ou inconsciemment, il a joué le jeu : à l’Opéra-comique, la condition était une partition pour tout l’orchestre ; il y avait un chœur et il fallait le faire travailler ; il y avait aussi un chœur d’enfant… et puis un public, qui venait pour le spectacle alors il fallait des processions. Mais pour moi l’intérêt aujourd’hui est d’écouter d’une oreille aussi attentive et vierge que possible la musique. Faire sortir la pureté, la beauté, et la réalité humaine des rapports dans cette musique qui avaient disparu ensuite.
5. Peut-on transposer l'intrigue à n’importe quelle époque ?
En décembre 2017, à l'opéra Bastille, c'est dans l'espace que le metteur en scène Claus Guth a envoyé La Bohème de Puccini, s'attirant les sifflets et les foudres des puristes. Le texte des deux librettistes Giacosa et Illica est respecté, mais alors que l'action se passe normalement dans le Paris des années 1830, tout se déroule à l'intérieur d'une navette spatiale à la dérive, puis sur une surface lunaire métaphorisant la mort.
A Londres, en 2015, au prestigieux Royal Opera House, une mise en scène du Guillaume Tell de Rossini faisait scandale. Parce que le metteur en scène, Damiano Michieletto, avait décidé de transposer l'argument d'Etienne de Jouy dans la Bosnie des années 1990. Mais aussi pour son insoutenable scène de viol au troisième acte : une femme est jetée à terre, traînée, déshabillée, et vingt soldats lui passent sur le corps durant cinq longues minutes. Lors de la première représentation, les sifflets des spectateurs contraignent l'orchestre à s'interrompre un moment.
Peter Brook n'aura pas donné dans la version intergalactique lors de son adaptation à l'os de La Flûte enchantée de Mozart, après avoir recréé Carmen (Bizet) et Pelléas et Mélisande (Debussy) aux Bouffes du Nord. Le metteur en scène fera certes scandale à ses débuts, en adaptant Salomé à Covent Garden en 1949, mais pas pour des digressions à base de viols collectifs ou de partouzes. Brook avait alors la vingtaine, et le jeune metteur en scène défrayera la chronique pour avoir tout simplement préféré des décors construits aux habituelles toiles peintes de fond de scène. Décors qu'il confiera à Salvador Dali.
Plus de soixante ans plus tard, tout en revendiquant de s'affranchir du sanctuaire du répertoire, Peter Brook prendra toutefois la précaution d'intituler son adaptation de La Fûte enchantée, de Mozart, Une Flûte enchantée. Il l'expliquait sur France Culture toujours dans "Tête à tête" le 16 juin 2013 :
Le point de départ était que j’étais convaincu exactement comme des années avant, avec "La Tragédie de Carmen" que la tendance de l’opéra est de surajouter couche après couche, de ce qui est devenu figé dans une tradition d’un certain ordre. Avec cette tyrannie de la tradition à l’opéra : le compositeur a donné telle et telle indication, et il faut les suivre. Pour moi, [il s’agissait] de recommencer à zéro. On a fait ça avec "Carmen" [en 1981, aux Bouffes du Nord, NDLR] mais, par respect du travail des autres, on a changé le nom et on a dit “La Tradition de Carmen”.
Nous avions fait la même chose avec "Pelléas et Mélisande" et l’avions appelé “Impressions de Pelléas” [en 1992 ndlr] et ici, par respect aux autres, ce n’est pas “LA Flûte” mais “UNE Flûte enchantée”.
"Respect du travail" de ses pairs, argue Peter Brook ? Pour Me Emmanuel Pierrat, c'est aussi une très bonne approche préventive. L'avocat précise qu'il pourrait d'ailleurs donner cette préconisation juridique... même si elle est "à double détente" :
D’un côté vous montrez que vous êtes conscients d’un problème, et que vous savez que vous portez atteinte à l’oeuvre originelle. De l’autre, vous montrez à des magistrats votre bonne foi en cas de contentieux.
Ce que le juge regardera avant tout, c’est si l’on a bafoué les volontés de l’auteur, mais aussi si l’on a trompé le mélomane qui verrait un opéra modifié. Plus un metteur en scène sera explicite, par exemple dans le titre ou dans l’affiche, en prévenant par exemple le spectateur qu’il ne propose pas une version intégrale de l’oeuvre, et moins il sera attaquable. “Dans les faits en tout cas, car, sur le fond, à chaque fois qu’on modifie ou qu’on tronque, on l’est”, rappelle Me Pierrat. Mais le juge arbitre ensuite pour voir quelle est la mesure de la tromperie.
Dès le XIXe siècle, des auteurs ont attaqué des mises en scène qu'ils estimaient trop commerciales. Et, deux siècles plus tard, les avocats continuent de plaider régulièrement en ce sens, même si les contrats sont aujourd’hui beaucoup plus précis : un metteur en scène de cinéma est prévenu que si son film est diffusé à la télévision, il pourra être interrompu par une coupure pub, de même qu’un opéra stipulera dans le contrat avant de produire un opéra en langue étrangère que le livret est susceptible d’être surtitré sur la scène, même si cela affecte le spectacle.
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