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   L’exposition « Gauguin L’Alchimiste » inaugurée au Grand Palais le 11 octobre 2017, et surtout le film « Gauguin – Voyage de Tahiti » dans les salles depuis septembre 2017, mettent à l’honneur de ces premiers mois de rentrée le peintre controversé. Ce film biographique sur son premier séjour à Tahiti, qui ne montre qu’une demi-vérité, réveille des polémiques. Les séjours de Gauguin en Polynésie se seraient en réalité très mal passés. On accuse l’artiste de débauche, d’alcoolisme… et de pédophilie. Comme souvent, la réalité est beaucoup plus nuancée. Revenons sur la quête aventureuse et désespérée d’un homme à la poursuite du paradis originel, tout entier tourné vers l’épanouissement de son art et emporté par une énergie dévastatrice, à la fois pour les autres et pour lui-même.

 

Un paradis souillé

   En cette année 1891, Paul Gauguin est un artiste frustré en mal de reconnaissance, un quarantenaire désabusé par les hommes. La révolution picturale qu’il a déjà amorcée ne trouve pas encore son public. Cette vie fausse, artificielle lui devient insupportable. En avril, il quitte tout, sa famille, sa femme, ses amis, pour partir s’installer en Polynésie, fuyant la vulgarité de la civilisation occidentale dans laquelle il n’arrive pas à trouver sa place. C’est à Tahiti qu’il trouve refuge.

   Les premières impressions sont décevantes. Imprégné des fresques fabuleuses qui prenaient vie sous la plume des grands voyageurs du XVIIIème et du XIXème siècles comme Cook et Bougainville, Gauguin est désagréablement surpris par cette terre barbare où la colonisation, la civilisation et la religion ont déjà fait des ravages.

Des pans entiers de la nature sauvage sont déjà mis à mal, cultivés, rasés ; les pratiques religieuses polythéistes ont été éradiquées le plus souvent par la force, et la corruption d’un peuple par nature docile et peu guerrier est à l’œuvre.

Tahitienne avec une mangue (Vahine no te Vi) 1892
Tahitienne avec une mangue (Vahine no te Vi) 1892

   La douce tranquillité solitaire à laquelle aspirait l’artiste lui pèse aussitôt. S’il lui arrive parfois de se glorifier de cet isolement de mâle créateur libéré d’attaches sociales, le plus souvent cette claustration l’oppresse. Ce sentiment de séparation le tenaillera aussi lors de son second séjour, pour ne plus le quitter jusqu’à sa mort.

     Il panique lorsqu’il ne reçoit pas de lettres du continent et s’inquiète toujours du succès de ses toiles. Sentiment d’abandon renforcé par l’absence de milieu artistique dans ces îles vierges de tradition picturale. Gauguin est « coupé de tout contexte esthétique. » En outre, si l’orientalisme est à la mode dans la peinture française, Tahiti n’a « strictement aucune place dans l’imaginaire des peintres du dix-neuvième siècle. »

 

Les mœurs très libres des Polynésiennes

   Tout cependant n’est pas pour déplaire à Gauguin, bien au contraire. La population locale le subjugue. La générosité, l’hospitalité, la simplicité de ces hommes et de ces femmes, leur façon de communier dans un même élan de gaieté méditative chamboule son âme. En leur compagnie, il découvre des paysages aux couleurs éblouissantes qui font mûrir sa peinture et lui donnent un éclat nouveau qui sera son signe distinctif. Plus que les paysages, sa véritable source d’inspiration sont ces Vahinés à la sexualité simple et naïve. C’est une révélation.

   Le mode de vie des Polynésiennes est fort différent de celui des femmes occidentales. Toutes les jeunes filles sont en ménage dès leur puberté, deviennent rapidement mère et à 18 ans, elles ont déjà plusieurs enfants. Les familles polynésiennes ne respectent guère la monogamie, qui n’est pas dans leur culture. Les missionnaires catholiques et protestants tentent en vain d’éradiquer une coutume profondément enracinée dans leurs mœurs, celle qui consiste à céder les jeunes filles comme offrande.

   C’est ainsi que Gauguin, fasciné par ces coutumes locales et pourvu d’une libido exigeante, accepte une jeune fille offerte par un couple : Teha’amana, ou Tehura.

L'esprit des morts veille, représentant Tehura (Manao Tupapau) 1892
L’esprit des morts veille, représentant Tehura (Manao Tupapau) 1892

 

Tehura, la femme originelle

   Tehura, que Gauguin surnomme dans son Journal « Noa-Noa », est alors une toute jeune fille de 13 ans qui a déjà la morphologie d’une fille de 18. Trente ans séparent Gauguin de cette adolescente, ce qui ne gêne l’artiste. Ardent, il entretient vite des rapports charnels avec Tehura et découvre chez elle une sensualité insoupçonnée : « Cette enfant me charmait et m’intimidait, m’effrayait presque ».

   Dépourvue d’affectation, sans codes ni barrières, elle offre sa nudité au peintre avec naturel et innocence. Tehura symbolise pour Gauguin la beauté originelle, la femme dans toute sa pureté, seule capable d’assouvir ou apaiser sa puissance créatrice.

   L’énergie sexuelle occupe ainsi une place primordiale dans l’œuvre de l’artiste en Polynésie, elle en est même l’essence. L’érotisme spontané, presque viril des Vahinés, leur mode de vie sans tabou, le peintre sait les retranscrire sur ses toiles avec magnificence. Véritable muse, Tehura est celle qui compte le plus dans l’œuvre créatrice de Gauguin puisqu’il lui consacre plusieurs dizaines de toiles comme la magnifique Graine d’Areoi (Te Aa No Areios) en 1892.

Le somptueux portrait qu’il fait d’elle, Merahi metua no Teha’amana, reflète la force et l’énergie vitale de la jeune vahiné, et en même temps sa grâce primitive qui tranche tant avec la sensualité « lubrique » des nus académiques propres à son époque.

Les Ancêtres de Teha'amana (Merahi metua no Teha'amana) 1893
Les Ancêtres de Teha’amana (Merahi metua no Teha’amana) 1893

   Cependant, l’assimilation sexuelle au milieu indigène se révèle impossible pour Gauguin. Incompris et rejeté par ses contemporains en France, il demeurera toujours, pour les Tahitiens, un colon. « Son espoir de complète assimilation est en vérité une pure et simple illusion. »

 

Abandon définitif de la France

   Progressivement, Gauguin ne se sent plus à sa place. Sa santé le préoccupe : il a contracté suite à une bagarre une grave blessure à la jambe qui ne cicatrisera jamais. Ses problèmes d’argent lui occasionnent des démêlés avec la population locale.

   En 1893, il est de retour en France et expose certaines de ses toiles, dont Joyeusetés (Arearea) qu’il considère comme l’une de ses grandes réussites. Malheureusement, le public n’est pas au rendez-vous. Définitivement dégoûté de ses semblables, Gauguin repart pour la Polynésie en 1895, cette fois-ci pour toujours. De retour à Tahiti, il continue à peindre mais ses retrouvailles avec Tehura ne sont pas à la hauteur de ses espérances. Si lui la considère toujours avec autant d’éblouissement, elle n’est plus séduite par le peintre, dont les blessures suppurantes à la jambe l’effraient.

Deux femmes tahitiennes (1899)
Deux femmes tahitiennes (1899)

   Gauguin se choisit donc une nouvelle muse, Pau’ura, qui partage sa vie à Punaauia, sur la côté ouest de Tahiti. Toute jeune également puisque âgée d’à peine 14 ans, elle pose pour lui en même temps que beaucoup d’autres. Gauguin est ravi de ces jeunes filles totalement étrangères aux codes amoureux occidentaux, qui n’éprouvent même pas le besoin de séduire, ce qui les rend si envoûtantes.

   En 1897, la nouvelle de la mort de sa fille préférée, Aline, qui venait d’avoir 19 ans, ébranle considérablement Gauguin. Le 19 avril 1899, Pau’ura donne à l’artiste un garçon, qu’il prénomme Émile. Mais cette naissance n’apaise pas le peintre. Les femmes même, dégoutées par sa jambe, se montrent moins bien disposées à son égard. Il lui faut changer de décor. Ce seront les Îles Marquises, réputées pour être le paradis des amours faciles. Que faire de Pau’ura ? Elle évite à Gauguin des remords en refusant d’elle-même l’aventure.

 

La Maison du Jouir des îles Marquises

   En septembre 1901 enfin, âgé de 53 ans, Gauguin quitte Tahiti pour l’archipel des Marquises qui compte parmi les terres les plus reculées de la planète. Sur l’île encaissée d’Hiva Oa, il s’installe à Atuona, village en cuvette doté d’une jolie baie. Il achète un terrain et bâtit une demeure sur pilotis ornée de panneaux de bois sculptés représentant des nus féminins. Il peut s’adonner à sa peinture primitive qui connaîtra par la suite ses heures de gloire avec Matisse, Derain ou Picasso.

   Il baptise du nom évocateur de « Maison du Jouir » cette habitation où les Marquisiennes défilent, peu farouches. Gauguin s’arrange toujours pour avoir à sa disposition des groupes de cinq ou six jeunes filles qu’il convoque au gré de ses envies. Elles servent tour à tour de modèles et celle qui a posé pendant la journée ne fait jamais de manières pour passer la nuit avec le peintre. Gauguin peut à loisir représenter la puissance du corps des Vahinés, leurs cuisses fortes, leurs épaules larges, leurs jambes droites.

   Quelques mois après son arrivée, il décide de se trouver une fille dans les règles de l’art. Non loin de la Maison du Jouir se trouve l’école des Sœurs de Cluny, où l’artiste repère une adolescente de quatorze ans, Marie-Rose Vaeoho. Les parents acceptent de retirer leur fille de l’école pour lui permettre de partager l’existence de Gauguin dans la Maison du Jouir. Ils n’hésitent pas une seconde devant cette proposition inespérée d’un homme qui possède une grande maison et semble à l’aise financièrement.

Jeune fille a l'éventail représentant la belle rousse Tohotaua (1902)
Jeune fille a l’éventail représentant la belle rousse Tohotaua (1902)

Le peintre arrive avec de nombreux cadeaux : plus de trente mètres de tissus de toutes sortes, des douzaines de rubans et de dentelles, quatre bobines de fil et une machine à coudre ! Pour la fille, qui ne se pose pas de questions et obéit à ses parents, c’est la garantie d’une vie aisée et stable, sans violence et dans une maison pourvue de tout le confort. 

   En ménage avec la petite Vaeoho, Gauguin continue cependant à introduire dans sa maison d’autres filles, modèles et amantes. Les plus connues sont Tohotaua, jolie rousse aux yeux verts qui passe pour être l’une des plus belles femmes de l’archipel, et la jeune Vaitauni qui laisse le peintre ébloui : « Elle a les seins les plus ronds et les plus charmants que vous puissiez imaginer. » Quant à Marie-Rose, elle vit seulement six mois auprès de l’artiste. Enceinte, elle part accoucher dans sa famille et donne naissance, le 14 septembre 1902, à une petite Tikaomata.

 

Paul Gauguin, pervers libidineux ?

   Il est aisé d’imaginer Gauguin en « gros cochon » amateur de chair fraîche, à l’affût des charmes naissants de filles de plus en plus jeunes. Rien de plus faux cependant. Certes, le personnage n’est pas un saint. Il profite sans scrupule des coutumes de Polynésiens, qui ne connaissent ni fidélité, ni jalousie, ni chasteté, pour mener la vie libertine qui lui convient. De là à l’accuser de pédophilie…

   Loin d’être un obsédé sexuel, Gauguin associe depuis toujours les Tropiques à la femme, originelle, douce et obligeante, tout comme il associe l’exotisme à la sexualité sans pudeur ni tabou. C’est cette conception de la femme, qui s’incarne en chaque Polynésienne, qui le séduit.

   Certes, « il étale avec une complaisante obscénité sa vie privée » dans les lettres qu’il envoie à son ami Daniel de Monfreid :

Toutes les nuits des gamines endiablées envahissent mon lit ; j’en avais hier trois pour fonctionner.

   Cette grivoiserie, après tout, est considérée d’une gaieté toute virile dans les discussions entre hommes à cette époque. Exagère-t-il ses exploits pour calmer son inquiétude sur la maladie qui le ronge et apparaître comme un mâle dans toute sa puissance aux yeux de ses correspondants ? Sans doute.

Contes Barbares (1902) La rousse au premier plan est à nouveau Tohotaua
Contes Barbares (1902) La rousse au premier plan est à nouveau Tohotaua

   Le peintre est également victime d’une légende noire l’accusant d’avoir répandu en Polynésie la syphilis. Rumeur démentie par de récentes études ADN démontrant qu’il ne l’a jamais contractée. D’ailleurs, s’il en avait souffert, il n’aurait pas manqué de la transmettre à ses compagnes, or aucune d’entre elles ne semble en avoir été victime.

   Gauguin s’éteint le 8 mai 1903 dans sa fameuse Maison du Jouir qui, loin d’être un lupanar, se voulait plutôt pour l’artiste un hommage à l’art de l’amour, la sexualité la plus pure, la plus sincère, la plus sublime.

   Restent, au delà de la polémique, les œuvres. Des dizaines de chefs-d’œuvre qui célèbrent la femme tahitienne dans toute son innocente beauté. Cette sensualité offerte, Gauguin n’aurait sans doute pu la comprendre dans toute sa puissance et la peindre avec tant de justesse s’il n’avait partagé les nuits de ces Polynésiennes sans pudeur, tantôt lascives et alanguies, tantôt énergiques et vigoureuses.

 

Sources

♦ Amours fous, passions fatales : Trente vies d’artistes de Alain Vircondelet

♦ Gauguin aux Marquises: L’homme qui rêvait d’une île de Laure-Dominique Agniel

♦ Passion de Gauguin de Alain Buisine